Légende Imaginaire de la Fontaine de Guéret

 

 

Légende imaginaire de la fontaine de Guéret

- Pourquoi moi ?

Le jeune Germain quitta la salle du trône à reculons comme il se doit en ponctuant son parcours de profondes révérences. Devant lui, majestueuse, austère, drapée dans son deuil avec la fierté d'une caryathide, Catherine de Médicis le regarda sortir.

La question qui tournait dans la tête du jeune sculpteur suggérait deux tendances, l'inquiétude et la joie.

Il n'a que vingt-trois ans et la grande Dame de France vient de lui commander un monument à la gloire du défunt Henri II... Sera-t-il à la hauteur de cette tâche ?

La satisfaction et l'angoisse se heurtent dans son cœur lorsqu'il sort du Louvre et longe les quais de la Seine. Les exigences de Catherine de Médicis ne laissent aucune place à l'erreur, ses désirs s'inspirent des œuvres du Primatice, le génial décorateur de Fontainebleau et Germain Pilon ne pourra jamais rivaliser avec le Maître ! Osera-t-il même lui demander un entretien, un conseil ?

Peu avant la mort du Roi, Le Primatice avait reçu la noble charge de surintendant des bâtiments royaux et nul n'ignorait que depuis, il exerçait dans son domaine, une véritable dictature artistique. Fallait-il se mettre sous sa coupe ou braver le destin et travailler seul ?

Ces réflexions agitèrent son sommeil au point de décider l'artiste à se lancer dans le voyage jusqu'à Fontainebleau. Il ignorait ce qu'il y trouverait et même si on le laisserait entrer dans le palais, mais son intuition le poussait dans cette direction et il prit sans tarder la diligence qui assurait la liaison.

Arrivé le soir dans la ville, il prit pension dans une auberge et remit au lendemain les démarches qu'il comptait entreprendre.

 

La journée s'annonçait belle, mais les brumes matinales s'attardaient sur la campagne. Levé de bon matin; Germain eut envie d'une promenade en forêt, avant de rejoindre une des entrée du château. Il s'enfonça dans le bois.

Les frondaisons épaisses et mystérieuses se drapaient de brouillard. Une fine odeur de feuilles mortes et d'humus flottait dans l'air humide, quelques oiseaux invisibles appelaient le soleil qui par instant, transperçait le voile blanchâtre d'une flèche de lumière. Il lui sembla entendre des rires légers, comme des voix de jeunes filles...

Pourtant il était seul ! Il se tourna en tous sens mais ne vit personne. Une nouvelle bouffée de rires caressa ses cheveux, si près qu'il sursauta. C'est alors que la brume s'agita et tournoyant sur elle même dessina des formes légères et vaporeuses, insaisissables comme le rêve. Et toute une ronde de jeunes femmes à demi - nues, drapées de voiles légers, défila devant lui en un ballet délicieux. Elles l'entouraient, elles riaient; elles dansaient, irréelles, impalpables et fugaces.

L'artiste ne se déplaçait jamais sans son carnet de croquis. Reprenant ses esprits, il capta rapidement de la pointe de son crayon, les formes adorables qui évoluaient devant lui. Rapide, emporté dans une extase inconnue, il réussit à fixer trois de ces formes dans leur danse. Alors elles s'approchèrent toutes trois en se donnant la main et il put admirer le galbe parfait de leurs jeunes corps, la finesse des épaules dénudées et la pureté de leurs visages. Il dessina et croqua et dessina encore... il n'était plus rien dans ce bois mystérieux qu'une pointe de crayon qui cueillait la beauté.

Et les gracieuses jeunes filles disparurent en riant dans un tourbillon de brouillard...

Germain resta comme ensorcelé par la vision, puis se ressaisit et revint à la royale commande. La magie de Fontainebleau, il allait la transporter sur le monument. Le reposoir serait porté par les trois grâces ! Il rentra à l'auberge, serrant ses croquis sur son cœur comme un trésor volé.

 De retour dans son atelier, l'épure de son inspiration fut bientôt prête et l'artiste attaqua son œuvre avec fougue. La matière prenait forme sous ses outils, la finesse et la grâce de ses charmantes muses apparaissaient déjà dans l'ébauche. Germain travaillait à perdre haleine. Il en oubliait de manger et de dormir, sitôt rappelé par le marbre qui s'imprégnait de l'enchantement.

La vieille dame qui pourvoyait à ses besoins matériels s'en inquiétait.

- Mais M'sieur Germain, vous n'avez encore rien mangé... A croire que vous êtes amoureux!

- Oui, ma bonne Marie, amoureux je suis, de mes déesses ! ne sont-elle pas délicieuses ?

- Ca pour sûr !

Nuit et jour, Germain travaillait et donnait vie à la matière. Il percevait les forces subtiles qui l'entouraient, il créait un lien avec l'invisible. Bientôt l'œuvre fut achevée.

A la veille de la découvrir à l'intendant envoyé par Catherine de Médicis, le sculpteur revint une dernière fois, à la nuit tombée, pour communier avec sa création. Un long rayon de lune tombait de la verrière sur le groupe des trois belles se tenant par la main, unies par le même élan des épaules pour soutenir le précieux trésor dont on allait les charger. Sur la coupe de marbre formée par l'entrelac des chevelures et des feuillages, la royale veuve en effet, ferait sceller un reposoir de bronze et d'or, contenant le cœur du défunt Henri II.

Germain une dernière fois, caressa les corps pudiquement drapés, mais son geste fut interrompu par un sanglot. Il était seul dans son atelier entouré de pierres, d'ébauches et d'outils.

- Qui est là ? interrogea-t-il.

Quelques sanglots répondirent, qui semblaient venir du monument.

- Mais qui pleure ? lança-t-il presque en colère.

- Nous... les Charites...

- Qui ça ?

- Nous... continuaient dans un même chant désespéré les voix mêlées.

Germain s'approcha, caressa les visages immobiles, les seins délicats qu'il avait dénudés.

- Pourquoi pleurez-vous ? murmura-t-il, ne vous ai-je pas donné tout mon amour !

- Hélas ! Pourquoi nous as-tu emprisonnées dans la matière ? Notre monde est irréel et fluidique. Nous apparaissons aux hommes que nous voulons aider car tel est notre rôle. Les Charites doivent embellir la vie des hommes et des dieux. Nous avons inspiré nombre de poètes, de peintres et de musiciens. Aucun n'a osé faire cela... Le crayon, le pinceau, les gammes et les mots ne nous font aucun mal. Mais toi ! tu nous as pétrifiées...

Germain se demandait si sa raison vacillait.

- Comment ai-je pu ? dit-il, je n'en fut pas conscient.

- Une des voix s'éleva plus forte et plus grave.

- Mes sœurs, n'accablez pas ce jeune homme, nous sommes aussi responsables, Père nous l'a dit !

- Père ? qui donc est votre père ?

- Nous sommes trois des filles de Zeus. Aglaë, Thalie et Euphrosyne. Nous présidons à la conversation, aux travaux de l'esprit, aux fleurs et aux bois, à la poésie, à la comédie. Nous inspirons les artistes !

- Un si puissant Papa, s'écria le jeune homme, ne peut-il défaire ce qu'un modeste artiste à fait involontairement ?

La voix un peu grave répondit:

- Il le peut et il le fera, mais nous sommes d'abord punies car nous avons été imprudentes. Lorsque ton crayon nous traquait dans la forêt de Fontainebleau, nous avons commis l'erreur de nous arrêter pour t'approcher. Tu étais si charmant ! Pendant que mes sœurs et moi restions sous ton charme, tu as capté nos âmes et les as emportées. L'amour et la passion qui se sont emparés de toi ensuite, ont enfermé ces âmes dans la matière. Aucune n'a pu échapper à ta fougue créatrice car elle tenait ta main et soutenait ton génie. Tu as pénétré la matière et tu nous as enfermées pour toujours...

- Mais c'est horrible cria Germain, je ne veux pas, je vais tout casser, vous pourrez vous échapper...

- N'en fais rien surtout. Nous sommes partie intégrante de ton marbre. Comme ton âme est partout en toi et ne saurait appartenir à nul endroit privilégié de ton corps, la nôtre s'est fondue dans la matière...

- Mais comment serez-vous délivrées ?

- Par la volonté de Zeus notre Père, lorsqu'un autre artiste fera de nous une fontaine, nous irons vers la liberté; mais avant, nous devrons verser toutes les larmes du monde sur les siècles à venir, jusqu'à l'aube du troisième millénaire !

- Le troisième millénaire ? Mais c'est impossible, nous sommes en 1560... Vous êtes condamnées pour quatre cent-quarante ans !

- Rassure-toi, le temps des hommes n'est pas le nôtre. C'est encore très supportable.

- Ce sera long tout de même, soupira la plus jeune, j'avais tant à faire...

- Pardon... Pardon ! murmura le jeune homme en enlaçant dans un geste d'amoureux désespoir, les fines chevilles figées pour toujours.

Ce fut ainsi qu'on le trouva au petit matin, endormi sur son œuvre, des larmes coulant encore sur son visage.

 L'intendant et son cortège admirèrent le chef - d'œuvre et félicitèrent l'artiste.

- Monsieur Pilon, notre Souveraine sera sensible à la puissance que vous avez su allier à la beauté. L'amour que vous portiez au Roi est perceptible dans votre travail. Croyez que nous saurons nous en souvenir !

Germain remercia et salua, le cœur gros de son chagrin secret.

Une voiture vint prendre livraison. Tirées par quatre chevaux, les trois Charites impassibles s'en furent rejoindre le palais du Louvre. Derrière sa verrière, Germain Pilon leur adressa un ultime geste d'adieu !

Lorsque le Conseil Municipal de Guerêt, le 21 Février 1886, décida de remplacer la fontaine de pierre de la place Bonnyaud, ( l'ancienne Place d'Armes) et choisit pour ce faire le modèle 360 dans l'album de Durenne, il ignorait de quelle curieuse histoire la bonne ville de Guéret allait hériter.

Personne ne le soupçonne encore de nos jours !

Lorsque Zeus jugea que la punition qui retenait ses filles prisonnières devait se tourner vers une conclusion, il inspira un autre sculpteur, un nommé Durenne, artiste obscur qui fit toutefois d'excellentes copies. C'est ainsi que ce monsieur Durenne, s'inspira du monument d'Henri II pour créer une fontaine, qui reçut en baptême le numéro 360 d'un catalogue qui en comptait beaucoup d'autres. Son inspiration toutefois servit les desseins des dieux, car il ajouta au monument des tritons et des angelots. Le reposoir du Roi se transforma en urne, d'où l'eau jaillirait pour se répandre en rideau transparent et rafraîchissant jusqu'à la grande vasque qui la recueillerait.

Les Charites relevées de leur garde silencieuse, retrouvèrent l'espoir et le soleil, quoique toujours figées dans la matière. Mais par la puissance paternelle, elles avaient quitté le marbre froid et dur pour vibrer dans le bronze. Restait à verser toutes les larmes du monde ! Car telle est la vocation des fontaines et celle-ci en était particulièrement investie.

Tous les siècles passés n'avaient apporté à l'humanité ni l'apaisement des conflits, ni les progrès espérés. Si l'homme améliorait en apparence ses conditions d'existence, la vie moderne l'emportait dans le tourbillon effréné d'un modernisme débridé. La machine, la vitesse, la passion, la possession allaient envahir sa vie et le mirage paradisiaque savamment construit par Satan, engloutirait inexorablement tous ses espoirs. L'homme visait les étoiles mais détruisait sa terre !

Toutes les larmes versées par tant de souffrances s'épanchaient donc par les fontaines. Les Charites mêlaient leurs larmes à celles des hommes et contribuaient à purifier l'Ame universelle jusqu'à la fin de ce deuxième millénaire, si proche de nous aujourd'hui.

C'est alors que la bonne ville de Guéret, avec son charme hérité sans doute de la toponymie*, sera le théâtre d'une scène étrange.

Car au premier coup de minuit, le 31 Décembre 1999, ceux qui auront assez de courage pour affronter le froid et le silence de cette nuit étrange, assisteront à un spectacle unique dans l'histoire du monde !

La fontaine silencieuse aura séché ses pleurs. Les tritons et les angelots s'animeront. Des faunes joueront de la flûte de pan et dans un éclair, conduits par Hermès, le médiateur entre les dieux et les hommes, on verra surgir trois chevaux sauvages montés par trois cavaliers, portant chacun un miroir. Le rayon de lune capté par les miroirs, transformera le bronze des trois prisonnières en un cristal lumineux qui embrasera toute la fontaine. Pendant les douze coups de minuit, les Charites uniront dans ce reflet, le passé, le présent et l'avenir pour s'élancer hors de la matière, là où le temps n'existe plus. Le rire léger des trois imprudentes rejoindra celui des muses leurs sœurs et la voix de Zeus résonnera dans les montagnes par un violent et insolite orage.

Au dernier coup de minuit, tout ce beau monde aura disparu. Mais les miroirs resteront dans le bassin, car ils appartiennent à notre monde. Les Guérétois qui oseront s'approcher pourront lire le message d'espoir que les Dieux laissent aux hommes qui, prisonniers de la matière comme le furent les belles Charites, sauront par la force d'amour, unir le passé, le présent et l'avenir. Ils prendront alors le chemin des étoiles, non plus avec des engins bruyants mais parce qu'ils sauront construire des routes de lumière.

 

Au lendemain de cette nuit magique, la fontaine sans doute ne fonctionnera plus. Des ouvriers chercheront la panne. On rétablira quelques tubulures, on trouvera quelques raccords mal soudés et l'eau reviendra avec le printemps, glisser devant les trois Grâces immobiles et sereines.

Mais elles ne seront plus que l'image d'une histoire oubliée, celle d'un temps où les fontaines pleuraient l'inconscience des hommes et l'imprudence des jeunes filles, fussent - elles filles de Zeus !

Ainsi entrera dans la légende du troisième millénaire, la jolie fontaine de Guéret...

 

 

Michelle Pascale

 

* Toponymie: Etude de l'origine des noms de lieu .

Guéret : Terre labourée en sommeil qui attend le réveil

 

 

 

Michelle Pascale (Mme Bigey) écrivain de plusieurs romans parus et à paraître, premir prix au concours des Ainés de la Creuse ( 1993) a écrit la légende imaginaire de Guéret, illustrée par l'œuvre de Bernard Bigey pour le musée de Guéret.

Propriété de la mairie de Guéret, le tableau est visible dans une des salles de récéption de la mairie.

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